Les fondamentaux du Rite Français Traditionnel :
aux sources du Rite des «Modernes» en France
Roger Dachez. 2014
La Franc-maçonnerie traditionnelle libre est fondée sur une double démarche :
- la recherche des données historiques, c'est-à-dire retrouver les sources documentaires de la franc-maçonnerie des origines ;
- la mise en œuvre des fruits de ces recherches dans les loges hic et nunc.
Ce n’est donc pas seulement -même si ce serait déjà beaucoup- une simple démarche académique et historique dont l’objectif est de mettre à jour les éléments fondateurs de la franc-maçonnerie, mais c’est aussi un essai d’élaboration, à partir de ces données, d’une cohérence signifiante, intelligible, du premier système maçonnique connu susceptible de nourrir une vie maçonnique d’aujourd’hui.
Dans la quête légitime des origines de la première franc-maçonnerie et l’exploitation des sources il y a lieu de distinguer la méthode de la recherche académique, d'une part, de la posture idéologique, d'autre part, qui n’est jamais mieux caractérisée dans le milieu maçonnique que par le mot « ancien ».
La recherche académique s’appuie sur la découverte et l’étude d’un corpus documentaire à partir duquel on essaye d’élaborer une théorie explicative cohérente, susceptible, évidemment, d’être remise en question.
La posture idéologique de « l’ancienneté » -posture souvent polémique comme l’illustrent les « Anciens » en Angleterre dans la 2e moitié du XVIIIe siècle- est l’affirmation, plus ou moins directement formulée, que ce qui est « ancien » est forcément plus vrai et plus authentique que ce qui est « moderne », et elle consiste à essayer de démontrer cette thèse par une recherche « historique », dans le meilleur de cas, et « ésotérique » et « symbolique » dans le pire, avec l'idée sous-jacente que les rituels et les usages pratiqués aujourd’hui par les tenants de cette théorie proviennent en droite ligne d’un rituel originel pur, sans évolutions et transformations importantes.
La recherche académique montre tout le contraire : outre qu’il n’existe pas de texte d’origine tombé des cieux, l’ensemble des usages maçonniques se référant à une vision traditionnelle de la maçonnerie n’ont pas -pour la plupart- d’origine maçonnique et ont été mis en œuvre à des époques, par des personnes, dans un contexte social, culturel, religieux extraordinairement différents ce qui a produit une grande variété documentaire dont on peut estimer qu'elle exprime, aujourd’hui, de manière multiple et distincte une tradition maçonnique idéale.
Le « Rite Français Traditionnel » est le fruit de plus de cinquante années de cette recherche académique. René Guilly (1921-1992), le principal animateur de ce travail initié dès 1951 dans les loges « La Clémente Amitié » puis à partir de 1955 « Du Devoir et de la Raison » du Grand Orient de France, en a exposé les premiers résultats dans deux ouvrages fondamentaux :
- La Position des Colonnes du Temple et l'Ordre des Mots Sacrés du 1er et 2e degrés (1961)
- Les trois Colonnes Sagesse, Force et Beauté et les Trois Grands Chandeliers (1963) par René G. (Guilly-Désaguliers)
Ce travail fut poursuivi au sein de la Loge Nationale Française, fondée en 1968, si bien que de ces nouvelles recherches sont issus de nouveaux acquits qui ont entraîné de nouvelles éditions de ces ouvrages, refondus, enrichis, ces recherches apportant des réponses possibles aux interrogations des premières éditions. Ces réponses sont étayées, évidemment, sur une documentation sûre et attestée et non sur une simple spéculation sans fondement, même si la dite documentation tant en anglais qu’en français peut être difficile d’accès et d’exploitation. En effet, essayer de comprendre ce qu’était la franc-maçonnerie en Angleterre au tout début du XVIIIe siècle, comment elle a été transmise en France au milieu des années 1720, à une époque où il n’y avait pas vraiment d’autorité centrale maçonnique, où les connaissances maçonniques étaient éparpillées et balbutiantes, et en ajoutant à cela les problèmes de traduction de l’anglais au français, n’est vraiment pas une chose simple et facile. Ceci explique que si la 2e édition du 1er fascicule (titre éditeur) parut en 1997, il fallut attendre 2011 pour la réédition du 2e fascicule, car ce dernier opus nécessitait, plus que pour l’ouvrage précédent, une mise à jour importante.
Le premier corpus documentaire identifié, relativement aux origines de la franc-maçonnerie, est daté de 1696 à 1730. Ces textes donnent des éléments dont on a dressé l’inventaire et qui, par leur assemblage, vont donner naissance à la tradition de la première franc-maçonnerie et au premier système symbolique maçonnique connu et pratiqué, celui qu’on appellera bien plus tard et avec l’intention polémique sus dite, le rite « moderne ».
Cette première tradition maçonnique connue de manière documentée (manuscrits dits du groupe « Haughfoot ») naît donc à la fin du XVIIe siècle d’abord en Écosse puis en Angleterre dans les années 1720. C’est cette tradition qui arrive en France dans les années 1730-1740, ce qui est attesté par des divulgations et de nombreuses publications dont la première s’intitule « Le Secret des francs-maçons » (1744).
Cette tradition se structure à partir d’éléments divers qui constituent une armature fondamentale composée de 3 systèmes :
- les 2 colonnes J et B
- les 3 grands piliers (ou colonnes) : Sagesse, Force et Beauté
- les 3 grands chandeliers : Le soleil, la lune et le Maître de la Loge.
1. Les 2 colonnes J et B
C’est le premier système maçonnique connu, le plus archaïque, le plus simple et le plus fondamental. C’est le pasteur Robert Kirk qui le mentionne dès 1691. Il écrit, en substance, que la Maçonnerie est une sorte de tradition rabbinique en forme de commentaire sur les deux colonnes du Temple. Les noms de ces deux colonnes du Temple de Salomon, Jakin et Boaz, forment le « mot du maçon » que ceux-ci reçoivent en loge et dont la connaissance est très importante puisqu’elle permet aux titulaires de trouver du travail. Cette pratique professionnelle et orale -dont l’usage est le suivant : l’un donne un mot et l’autre, en réponse, donne le second mot- est assortie de signes et attouchements qui assurent et confirment la reconnaissance du Maçon. Kirk évoque un commentaire sur ces deux colonnes mais on n'en connaît rien et il faut attendre les années 1724-5 pour trouver une explication, dans un milieu maçonnique, du nom des deux colonnes du Temple façonnées par Hiram. On apprend alors la signification de ce secret : J signifie « force » et B « beauté ». Si les significations maçonniques d’aujourd’hui sont un peu différentes, elles ne sont pas sans rapport avec les premières et surtout la signification principale demeure : un apprenti, au XXIe siècle comme à la fin du XVIIe siècle, entre pour la première fois en loge en passant au milieu de ce binaire fondamental que sont les deux colonnes du Temple.
Au regard de cette donnée d’une grande importance, la question de l’ordre des mots sacrés, querelle née dès la fin du XVIIIe siècle, apparaît comme quasi anecdotique si elle n’avait fait couler tant d’encre. Disons, en un mot tout de même, que la tradition des « modernes » donne J et B et celle des « anciens », évidemment, « B et J ». Les « anciens » n’ont pas manqué de reprocher aux « modernes » cette inversion qui n’a pourtant jamais été prouvée de manière documentaire. Tout montre au contraire que c’est avec l’élaboration d’un système en 3 grades, au milieu des années 1720, qu’est née l’idée de répartir les mots J et B sur les 2 premiers grades, le 3e en recevant un spécifique, et cette répartition s’est faite de manière aléatoire à une époque où l’information, circulant moins vite qu’aujourd’hui, n’était ni centralisée ni uniformisée. Et l’archéologie ne nous aide guère pour résoudre cette affaire car si, selon la Bible, J se trouve au sud donc « à droite » et B au nord donc « à gauche » en regardant vers l’Est, ce qui est la manière traditionnelle de s’orienter, n’oublions par que le Temple est orienté à l’Ouest, au contraire de la loge maçonnique ! Quoi qu’il en soit on chercherait en vain qu’elle pourrait bien être la différence capitale de signification d’un ensemble J et B ou B et J dont le sens essentiel réside d’abord et avant tout dans son unité.
2. Les 3 grands piliers (ou colonnes) : Sagesse, Force et Beauté
S’ouvrant sur un binaire, la Loge repose sur un ternaire, les 3 grands piliers (ou colonnes) Sagesse, Force et Beauté qui, d’une certaine manière, se superpose -en l’augmentant- au binaire Force et Beauté. Traditionnellement, on associe la Beauté au 2e Surveillant, la Force au 1er Surveillant et la Sagesse au Vénérable Maître. Dans ce passage du binaire au ternaire, l’association des piliers aux 3 officiers principaux a l’avantage de faire comprendre que ces piliers originels ne sont pas matérialisés dans la loge en tant qu’objet mais sont, conformément à la tradition biblique, des personnes. Il ne faut jamais oublier que la Franc-maçonnerie naît dans un milieu « biblique » et on ne peut la comprendre si on l’extrait de ce contexte culturel et religieux. Les Actes des Apôtres nous expliquent en effet que l’Église repose sur 3 « colonnes » qui sont Pierre, Jacques et Jean. Les 3 grands piliers sont donc 3 « colonnes » qui sont, en dernier ressort, des personnes et c’est sur ces « personnes », Sagesse, Force et Beauté, que repose la loge. À la fin du XVIIIe siècle on a matérialisé ces piliers par des colonnes-objet que l’on a confondu avec les 3 grands chandeliers dont il a va être question, ce qui a embrouillé et quasi occulté le message initial.
3. les 3 grands chandeliers : Le soleil, la lune et le Maître de la Loge
Enfin, il existe un autre ternaire fondamental : le soleil, la lune et le Maître de la loge que la tradition des « Modernes » appellent les 3 grandes lumières tandis celle des « Anciens » les appellent, évidemment, les petites lumières, réservant le qualificatif de "grandes lumières » au Volume de la Loi Sacrée, l’Équerre et le Compas. Ce ternaire, ce sont les 3 chandeliers au centre de la loge : 2 à lest et 1 au sud-ouest.
Signification de ces systèmes fondamentaux
L’interprétation des symboles maçonniques ne peut se faire qu’avec prudence et surtout avec méthode, faute de quoi on tombe vite dans le délire symbolico-maniaque et dans une herméneutique aventureuse si bien illustrée par les nombreux « manuels de symbolisme ». Cette méthode est une approche critique et distanciée, une interprétation raisonnée des symboles en usage dans la franc-maçonnerie à partir de leurs sources immédiates dans leur contexte historique et culturel. Souvenons-nous, en effet, que les symboles maçonniques n’ont pas été créés -à de rares exceptions près- par la Franc-Maçonnerie. Elle les a empruntés et ordonnés d’une certaine manière.
a) Sagesse, Force et Beauté
Plutôt que de chercher on ne sait quelle référence dans l’arbre séphirotique, référence totalement inconnue au moment et dans le milieu où ce système est apparu, une recherche dans le contexte intellectuel et religieux de l’Europe occidentale semble plus appropriée. Ainsi, au XIe, le théologien Pierre Lombard publie des Sentences, peut-être inspirées de saint Augustin dans lesquelles on trouve ce ternaire sous la forme : Sagesse, Force et Bonté attribué aux 3 personnes de la Trinité : au Père la Force, au Fils la Sagesse et au Saint-Esprit la grâce ou la Bonté. Ce ternaire sera repris tout au long du Moyen-Âge et de fait, on le retrouve dans les Anciens Devoirs des Maçons, textes anglais qui s’échelonnent de la fin du XIVe siècle au début du XVIIIe siècle et, par exemple, dans le Manuscrit Grand Lodge de 1581, comme chez le célèbre Elias Ashmole au XVIIe siècle. Ainsi, par ce ternaire, c’est, symboliquement, Dieu lui-même en 3 personnes qui soutient la Loge, la Maçonnerie et l’Univers.
b) Le soleil, la lune et le Maître de la Loge
Dans la Genèse sont mentionnés 2 grands luminaires, le soleil pour éclairer le jour et la lune pour éclairer la nuit et un 3e élément : les étoiles. Cette thématique se retrouve dans l’iconographie chrétienne de la Passion : le Christ en croix est entouré du soleil et de la lune et surmonté d’étoiles. Dans la littérature chrétienne commentant cette représentation, le soleil représente la nature divine du Christ, la lune sa nature humaine et les étoiles la conjonction des deux natures ou le Christ lui-même, aussi représenté par la brillante étoile du matin. Voilà la signification profonde de ce ternaire et il apparaît dérisoire de chercher un sens caché dans les positions des 2 luminaires, à gauche ou à droite du Christ, qui est parfaitement aléatoire comme le montre l’examen de centaines de tableaux ou figures représentant la Passion et cela même sans parler du fait que l’on peut discuter de l’orientation de la croix….
Ainsi la franc-maçonnerie est née dans une Europe imprégnée de culture religieuse chrétienne et elle renferme une cohérence fondamentale. Le Maçon, en passant par les deux colonnes, pénètre dans un Temple et un univers soutenu par Dieu et éclairé par le Christ. Le programme de vie du Maçon est donc d’essayer d’imiter le Christ (la présence de l’Évangile de Jean en loge est attesté en Angleterre à l’origine et en France dès 1737) pour marcher vers une union avec Dieu.