Étude d’un ouvrage de référence :

René Désaguliers, Les deux grandes colonnes de la franc-maçonnerie, Paris, 1995 – Thématiques, problèmes, discussion – 3e partie

(Tenue du 12 février 2011)

Roger Dachez

Page 35 – La thèse de l’inversion :

C’est la partie entièrement neuve par rapport à la version initiale de 1961 de ce fascicule. Entre les deux, il y a eu des travaux et il se trouve que c’est parti bizarrement : il y a eu, dans Renaissance Traditionnelle (n° 75-76, juillet-octobre 1988) un petit texte que j’ai fait, d’une étude de livre, où je rappelais cette prétendue inversion de 1739. Et, à ce moment-là, Guy Verval – alias Pierre Noël – qui est, depuis, devenu un ami, d’une manière assez rude m’a repris en disant : « Mais, qu’est-ce que c’est que cette histoire de 1739 ; ça ne s’est pas fait en 1739, ça s’est fait en 1730 ». Je lui ai donc proposé d’écrire un article et j’ai répondu par un article qui s’appelait 1730 ou 1739 ? Et c’est l’essentiel de cette petite controverse savante que j’ai reprise dans le texte.

On ne fait que reprendre la toute première partie du livre qui n’était pas une partie proprement maçonnique, mais une partie archéologique et qui montrait que, quand on applique une grille de décryptage archéologique du texte de la Bible, il n’y a aucun doute quant à la position de B au nord et de J au sud. Là, le deuxième moment, c’est de dire : est-ce que, effectivement, dans les premières loges anglaises au début de la Maçonnerie anglaise avant la création de la Grande Loge des Anciens, la distribution des mots était bien B pour l’Apprenti et J pour le Compagnon ? Et, là, nous avons un certain nombre de textes classiques qui semble aller dans ce sens. Et c’est après que l’on va s’apercevoir qu’il faut toujours se méfier des évidences ; la réalité est parfois beaucoup plus complexe.

page 37 « La décision de 1739 » ; page 39 – après la citation de John Thorp (en milieu de page) :

Juste un mot pour signaler que, quand Thorp interprète l’information qui est délivrée en 1784, pour la première fois dans le Livre des Constitutions, il dit : « On a pris cette décision ; on a inversé ; on a envoyé une lettre à toutes les loges de façon confidentielle. » Nul ne sait d’où il tire cette information… Ce n’est pas ce que dit le texte de 1784. On dit que l’on a pris des mesures, mais on ne dit pas lesquelles et on ne nous dit pas comment ces mesures ont été généralisées. Sans aller plus loin dans la discussion : en 1925, un érudit anglais, se fondant exclusivement sur une mention infrapaginale des Constitutions de 1784, est déjà en train d’écrire un roman. Vous voyez comment, à partir du commentaire d’une toute petite source historique, on peut fonder une nouvelle théorie alors qu’il n’y a pas de document pour asseoir un certain nombre de ces affirmations. On va voir que ça s’aggrave par la suite…

page 41 – après le 4ème alinéa :

Donc vous voyez comment, déjà brutalement, le problème est en train d’évoluer. On s’aperçoit que l’interprétation de la mention de 1784 repose sur une information publiée dix ans plus tôt par William Preston et lui seul, sans aucune source documentaire. C’est lui qui dit que les mesures qui ont été prises, c’est le changement des mots et c’est lui qui dit que ces changements ont entraîné le schisme des Anciens. Sur le premier point, nous ignorons ses sources et nous allons voir que cette affirmation pose des problèmes mais, déjà, nous savons, sur le deuxième point, que c’est entièrement faux. Il y a un écart d’au moins dix ans environ entre les deux événements – celui de 1739 et la fondation de la Grande Loge des Anciens – alors qu’il dit que les deux phénomènes sont liés. On est obligé d’introduire un doute énorme sur l’interprétation qui avait été reçue à la fin du XVIIIe siècle. Nous avons déjà la source primaire : qui, le premier, a dit que c’était ça ? William Preston, trente-cinq ans après les faits présumés…

page 43 – après la citation « in Jackson… » :

Vous voyez ici un nouveau rebondissement. En 1784, on ne savait pas quel changement avait été fait en 1739. Dix ans plus tôt, Preston dit : « Moi, je sais : on a changé les mots en 1739 et ça a provoqué le schisme des Anciens ». Mais, voilà qu’en 1766, on avait publié une divulgation qui nous disait : « Ça n’a strictement rien à voir : c’est en 1730 que ça s’est produit ». Et il n’établit aucun lien avec la création des Anciens ; ce qui est vrai, c’est qu’en 1730, ça serait un peu énorme. Maintenant, des auteurs différents à dix ans d’écart vous donnent une version entièrement différente et totalement incompatible d’une prétendue inversion délibérée. Donc, on pénètre encore un peu plus dans le mystère.

page 44 – fin de la partie « 1730 ou 1739 ? » :

Ce qui veut dire que la thèse de 1739 est à jeter purement et simplement à la poubelle alors que c’est sur cette thèse-là que la loge spéciale de Promulgation en 1809 a rétabli l’ordre dit « Ancien » des mots sacrés. La décision a été fondée sur une thèse démontrée comme étant fausse. Mais, ça laisse cependant la question de savoir quand, comment et pourquoi on s’est, finalement, retrouvé avec deux ordres différents chez les Anciens et chez les Modernes. Une décision aussi importante que celle qui a été prise au début du XIXe siècle est fondée sur une thèse dont on sait qu’elle est fausse…

Nous verrons la prochaine fois « Les sources de la thèse de l’inversion » (p. 46). Les premières lignes vous montrent que l’on va repartir à zéro. Aujourd’hui, tout ce que l’on peut dire, c’est qu’on ne dispose d’aucune source nous permettant d’affirmer, qu’à un moment quelconque, on ait délibérément interverti les mots de reconnaissance du premier et du deuxième grade, en particulier pour des raisons de sécurité. La seule chose que l’on sache – c’est une constatation incontestable – c’est que, à partir de 1751-53 peut-on estimer – mais dans les textes à partir de 1760 puisque c’est là que c’est publié pour la première fois – il est clair que les Anciens et les Modernes pratiquent un ordre inverse. Mais, depuis quand cet ordre est-il inverse ? C’est ça, précisément, que nous ne savons pas et ça nous oblige à remonter beaucoup plus haut que 1730.

Quand on a vu cette question, on s’aperçoit à quel point les querelles – « c’est nous qui avons raison de mettre B et J ; c’est nous qui avons raison parce que les autres sont des idiots... » - sont des querelles absurdes qui nous montrent simplement l’ignorance de ceux qui affirment ces choses-là. N’oublions pas une chose : pour un Maçon français de 1737, ce problème de l’inversion n’a rigoureusement aucun sens parce qu’il est reçu Apprentif et Compagnon dans le délai d’un quart d’heure et par conséquent, on lui donne les deux mots. Et c’est très bien parce qu’il faut que l’on s’interroge sur cette pratique très ancienne : c’est, tout simplement, qu’à l’origine, les deux mots n’étaient pas séparés. Le vrai problème a été la séparation de ces deux mots vers la constitution du système en trois grades où il a fallu distribuer un contenu sur trois grades séparés et distincts comme le disent les Anglo-Saxons. Il ne s’agit pas de revenir sur les structures que l’histoire maçonnique nous a léguées, mais de comprendre d’où elles viennent et ne pas nous laisser piéger en voyant des problèmes fondamentaux là où il n’y a que des aléas de l’histoire. Il faut rester sur les significations fondamentales et ça n’est pas pour rien que ce que l’on appelle en Ecosse au XVIIe siècle the Mason Word – LE Mot du Maçon – les deux mots n’en constituent qu’un seul. C’est un enseignement traditionnel fondamental, parce que, effectivement, c’est le nom des deux colonnes du Temple de Salomon qui ne sont qu’une seule et même chose et qui ne décrivent qu’une seule et même réalité et qui ne délivrent qu’un seul et même message. Quand on dit que toutes les sources de la Maçonnerie sont dans la Bible, voilà à quoi on aboutit…