Corpus des textes fondateurs de la première Maçonnerie Française :
« Le secret des Francs-Maçons » (1744) – Présentation générale, lecture et commentaires – 2e partie
(Tenue du 9 octobre 2010)
Roger Dachez
Les divulgations anglaises sont antérieures et postérieures à la série de divulgations françaises des années 1740. En Angleterre il y a eu un 1er train de divulgations jusqu’en 1730 puis c’est le silence jusqu’en 1760. Ce trou est, comme par hasard, comblé par les divulgations de 1744 à 1751 qui vont avoir lieu en France. Ça ne veut pas dire que tout cela est dans la continuité totale, mais même s’il y en a une.
Les divulgations anglaises sont intéressantes en terme technique : elles montrent ce que l’on fait, combien il y a de grades, quels sont les mots, les signes, etc. même si c’est, parfois, un peu elliptique... En revanche, il n’y a pas ou peu de discours sur la Franc-maçonnerie. Dans la grande divulgation de Prichard (1730), il y a seulement une préface qui est une espèce de plaidoyer mi-figue, mi-raisin, un peu méchant. On ne sait pas très bien quel crédit on doit lui accorder.
Avec les divulgations françaises, c’est très différent, parce que, avant même d’entrer dans la matière, on évoque ce qu’est la Maçonnerie, que l’on en parle à Paris, comment elle se présente. Et je trouve que c’est très important pour la restitution de l’atmosphère véritable de la Maçonnerie parisienne.
Et je rappelle qu’il faut toujours rapprocher ces divulgations des correspondances contemporaines. Il faut rapprocher les deux principales divulgations de cette année 1744 – Le secret des Francs-Maçons (abbé Pérault ou Pérau) et Le Catéchisme des Francs-maçons (Louis Travenol alias Léonard Gabanon) qui, quelques mois plus tard, va rapporter la divulgation du grade de Maître (ce qui n’est pas le cas de la première) – de deux autres sources exactement contemporaines qui sont, d’une part, les correspondances entre les Francs-Maçons que nous connaissons et les journaux. L’essentiel de tout cela a été publié par Pierre Chevallier –Les ducs sous l’acacia ; La première profanation du Temple ; Le sceptre, la crosse et l’équerre qui sont les trois grands ouvrages dans lesquels il a exploité ces correspondances et ces journaux. On a de quoi comparer entre ce que l’on dit, la manière dont on parle de la Franc-maçonnerie dans ces correspondances et ces journaux et les divulgations. Et puis, la troisième source ce sont les comptes rendus des exempts de police. Nous avons la chance – si j’ose dire – que nos frères des années 1740 aient été très légèrement persécutés... On a fait quelques descentes de police et les exempts de police ont fait des constats. Voilà donc trois sources totalement indépendantes.
Ainsi, quand, il y a quarante ou cinquante ans, on a commencé à s’intéresser à ces divulgations, la question qui a été posée en Angleterre au même titre qu’en France était : mais quel crédit peut-on accorder aux divulgations ?
Quand on pose cette question à propos des divulgations anglaises, on n’a pas vraiment le moyen de répondre. Qu’est-ce que l’on fait dans les loges dans les années 1725-1730 à Londres ? Il y a des divulgations qui disent des choses... Et c’est pour cela que la divulgation de Prichard qui, pour la première fois, révèle un système en trois grades, est, elle-même devenue une source. Au bout d’un certain temps, on ne sait plus si Prichard a décrit un système qui existait avant lui ou si Prichard a donné une certaine interprétation de ce qui se faisait et que cette interprétation, ayant été diffusée, est devenue le modèle de ce qu’on a fait après. Donc, on ne sait plus très bien dans quel sens cela fonctionne.
En revanche, pour les divulgations françaises, on peut recouper avec la correspondance et les rapports avec les exempts de police. On en a au moins trois qui sont des descriptions assez précises de ce que l’exempt de police a trouvé dans la loge – lui qui n’y connaît rien a pris sa plume et a commencé à décrire ce qu’il voyait, simplement, sans arrière-pensée. Et, on s’aperçoit que ce qu’il décrit est étonnamment comparable à ce qui est écrit dans Pérau. C’est cela qui fait l’intérêt de toutes ces divulgations françaises : elles nous apprennent autre chose que la technique maçonnique pure et simple.
« Je vois déjà mon lecteur qui attend avec impatience que je lui dépeigne ces signes merveilleux, capables d’opérer des effets si salutaires ; mais je lui demande la permission de dire encore quelque chose de général sur l’ordre des Francs-Maçons ; j’entrerai ensuite dans un détail très étendu, dont on aura lieu d’être satisfait. Il semble d’abord que la table soit le point fixe qui réunit les Francs-Maçons. Chez eux, quiconque est invité à une assemblée, l’est aussi à un repas ; c’est ainsi que les affaires s’y discutent. Il n’en est point de leur ordre, comme de ces sociétés sèches à tous égards, dans lesquelles depuis longtemps l’esprit et le corps semblent condamnés par état à un jeûne perpétuel. Les Francs-Maçons veulent boire, manger, se réjouir : voilà ce qui anime leur délibérations. On voit que cette façon de porter son avis peut convenir à bien du monde : l’homme d’esprit, celui qui ne passe pas pour tel, l’homme d’état, le particulier, le noble, le roturier, chacun y est admis, chacun peut y jouer son rôle. Ce qui est admirable, c’est que dans un mélange si singulier, il ne se trouve jamais ni hauteur, ni bassesse. Le grand seigneur permet à sa noblesse de s’y familiariser : le roturier y prend de l’élévation ; en un mot, celui qui a plus en quelque genre que ce soit, veut bien céder du sien ; ainsi tout se trouve de niveau. La qualité de frères, qu’ils se donnent mutuellement, n’est pas un vain compliment ; ils jouissent en commun de tous les agréments de la fraternité. Le mérite et les talents s’y distinguent néanmoins ; mais ceux qui ont le bonheur d’en être pourvus, les possèdent sans vanité et sans crainte, parce que ceux qui ne sont point partagés des mêmes avantages, n’en sont ni humiliés, ni jaloux. Personne ne veut y briller ; tout le monde cherche à plaire. »
Il y a deux remarques à faire.
Une de détail. Ce sont des textes classiques du XVIIIe siècle et il y a des mots, dans la langue du XVIIIe siècle, qui ont un sens légèrement différents de ceux d’aujourd’hui. Par exemple « Plaire », au XVIIIe siècle, ce n’est pas la « séduction » ; « plaire », c’est « bien se conduire en société » et « bien exercer ses devoirs ».
L’autre point. On voit, là, un exposé en 1744 de cette fameuse idée – que l’on retrouve dans les Instructions maçonniques de cette époque (et que l’on retrouve dans les Instructions du Rite Français Traditionnel) – que tous les frères, dans la loge, sont de niveau quant à la condition. Dans ces termes-là, l’abbé Pérau le dit ailleurs : « En loge, tous sont de niveau quant à la condition, tous sont réputés être gentilshommes. » Ici, il dit que le roturier s’élève et que le noble s’abaisse.
Sans trop insister sur ce point maintenant bien connu et étudié rappelons qu’il s’est créé, dans la Maçonnerie, au XVIIIe siècle, une espèce de sociabilité nouvelle qui ignorait les barrières de la structure classique, traditionnelle de la société française qui était régie par le système des ordres. Les ordres ne sont pas des classes sociales au sens économique. Il y a des roturiers qui sont bien plus riches que certains nobles et inversement. Néanmoins, on était dans un ordre et on pouvait difficilement en sortir. Bien entendu, quand on était roturier, on pouvait être anobli, mais ces passages étaient relativement modestes et n’étaient pas forcément bien considérés.
En Maçonnerie donc la distinction entre nobles et roturiers est symboliquement abolie. Il ne faut pas faire dire à cela plus qu’il n’en faut : ça ne signifie pas du tout que les assemblées maçonniques dans les années 1740 étaient un foyer de subversion de l’ordre social classique tel qu’on le verra en 1793. Certainement pas ! Le recrutement socio-économique est celui de bourgeois : si un homme comme Willermoz est favorable à la Révolution c’est parce qu’elle permet aux bourgeois d’accéder à un plus haut pouvoir ; après, il sera favorable au Consulat et à l’Empire, parce que la paix, c’est bon pour le commerce ! Dans les années 1740, le bourgeois veut participer aux affaires, mais à condition que les affaires restent limitées à la classe à laquelle il appartient et il n’y a pas de projet de subversion sociale. Néanmoins, si l’on regarde les endroits où, à la même époque, il y avait une telle abolition proclamée, sinon réelle, transitoire, passagère ou symbolique de la distance entre nobles et roturiers, en dehors de la Maçonnerie, ils ne sont pas nombreux, et jusque dans l’église où, théoriquement, tous ceux qui étaient présents auraient dû être considérés comme des enfants de Dieu (on sait bien qu’il y avait des bancs réservés aux nobles et puis des bans pour ceux qui étaient au fond de la salle etc.)
En Angleterre la situation était différente : on avait procédé, à la fin du XVIIe siècle, à une révolution politique que l’avènement, très récent et l’affermissement de la monarchie hanovrienne dans les années 1710 ont consacré. Tous les historiens de l’Angleterre sont d’accord pour dire, qu’à partir de la mise en place de la monarchie hanovrienne, il s’établit une nouvelle sociabilité en Angleterre où les distances sociales existent toujours, mais la noblesse n’a plus la position suréminente qu’elle avait dans les pays classiques et traditionnels en Europe. C’est la raison pour laquelle, quand Voltaire va passer quelques années à Londres par obligation, il va décrire une société qui, pour n’importe quel Français apparaitrait comme une société complètement étrange parce que les barrières entre les dignités sociales sont relativement diminuées ; il y a des tas d’endroits où les nobles et les non nobles se retrouvent ensemble et, en particulier, dans les tavernes, les auberges et les « maisons de café » ou les « maisons de chocolat ». C’est un trait de la société anglaise qui va être importé en France avec la Franc-maçonnerie. Et là, on touche du doigt un autre problème que l’on reverra à un autre moment : il faut toujours s’intéresser aux conditions dans lesquelles la Maçonnerie a dû, en France, procéder à certaines adaptations pour s’intégrer dans un royaume dont l’histoire et les règles sociales et politiques différaient considérablement de celles de l’Angleterre en matière de tolérance religieuse et autres, en terme de dignité, de personnes venant d’ordres sociaux différents. En Angleterre, la tolérance interreligieuse était admise depuis la fin du XVIIe siècle ; les différents ordres de la société avaient l’habitude de travailler ensemble.
En France, ce n’est pas le cas. Mais, la Franc-maçonnerie, par sa structure même, est fondée sur ces deux notions-là. La question est donc de savoir comment elle a pu ou elle a dû s’adapter, éventuellement gommer, limer certains de ces aspects-là pour s’adapter en France. On s’aperçoit que la question religieuse n’est absolument pas abordée. On est en régime de Révocation de l’Edit de Nantes (Edit de Fontainebleau, 1685), le Cardinal de Fleury gouverne la France – c’est tout sauf un libéral – on ne parle pas de tolérance religieuse : tout le monde est supposé être catholique. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de protestants, il y en a, mais on n’a pas le droit de le dire ou, plus exactement, on n’a pas le droit de le montrer. On n’a pas le droit de faire publiquement état de la « religion prétendue réformée ». Vous l’observez, dans tous ces textes, on vous dit qu’il n’y a pas de polémique religieuse, pas de polémique politique, mais on n’en dit pas plus parce que c’est un sujet extrêmement sensible. Il faut ajouter que la plupart des frères parisiens sont tous dans la petite bourgeoisie parisienne ; ce sont des catholiques « tranquilles ». Il n’empêche qu’il y aura deux ou trois collaborateurs directs de Louis de Clermont qui seront des protestants. Lui-même n’était ni catholique, ni protestant... Il était voltairien et jouisseur et s’intéressait beaucoup plus aux danseuses de l’Opéra qu’aux controverses religieuses.
Si le problème religieux n’est jamais évoqué, en revanche, il y a quelque chose dont la Franc- Maçonnerie fait publiquement état dès le début et qu’elle n’hésite pas à présenter comme une caractéristique très positive : c’est cette mixité des ordres sociaux. On pense au Discours de Ramsay qui est contemporain de tout cela : « l’humanité entière n’est qu’une grande République dont chaque nation est une famille et chaque particulier un enfant ». C’est pour faire revivre et répandre ces maximes prises dans la nature de l’homme que la Franc-maçonnerie a été créée. On ne peut pas dire plus clairement que cette déclaration de cosmopolitisme qui prône la volonté d’abolir les distinctions entre les hommes. D’ailleurs, le texte commence par : « Les hommes ne sont pas essentiellement distingués par leur dignité, leurs habits qu’ils portent, leur fortune, etc. »
Quoiqu’il en soit de la pratique réelle, je souligne ce point-là : la tolérance religieuse va être, quand même pratiquée, fut-ce en sourdine, dans la Franc-maçonnerie française, et sans y insister. Par contre, la volonté de transcender les barrières entre les ordres classiques de la société française, non seulement, est affirmée, mais elle est affirmée avec une certaine fierté, avec une certaine insistance.
« Cette légère esquisse peut, ce me semble, donner une idée assez avantageuse de la douceur et de la sagesse qui règnent dans la société des Francs-Maçons. En vain a-t-on voulu leur reprocher de ne tenir des assemblées que pour parler plus librement sur des matières de religion, ou sur ce qui concerne l’état ; ce sont deux articles sur lesquels on n’a jamais vu s’élever la moindre question parmi eux. Le Dieu du ciel, et les maîtres de la terre y sont inviolablement respectés. »
On a envie d’ajouter : fermer le banc, il n’y a rien à voir !
« Jamais on n’y traite aucune affaire qui puisse concerner la religion ; c’est une des maximes fondamentales de la société. »
Il y a, ici, une note de bas de page : « Ceci me rappelle un règlement assez singulier, qui fut publié dans les cantons suisses, au sujet des troubles qu’excitèrent dans ces provinces des querelles survenues entre des théologiens, sur quelques points de religion. Il s’agissait de la grâce, de la prédestination, de l’action de Dieu sur les créatures, etc. matières extrêmement difficiles, même pour les intelligences les plus déliées. Comme il y avait déjà longtemps qu’on ne s’entendait point, il était à craindre que la dispute n’aboutit enfin à une sédition ouverte. L’affaire fut évoquée au conseil souverain, qui trancha la difficulté, en faisant publier un décret, par lequel il fut défendu à tous et un chacun de parler de Dieu ni en bien ni en mal. »
C’est très intéressant parce qu’il prend un exemple emprunté à une nation protestante. On ne parle pas tellement de l’Angleterre, on parle plus de la Suisse. On ne parle jamais de religion et de politique, par contre, on ne craint pas de dire que les ordres sociaux vont se mélanger.
« À l’égard de la personne sacrée de sa majesté, on en fait une mention honorable au commencement du repas ; la santé de cet auguste monarque y est solennisée avec toute la pompe et la magnificence possible : cela fait, on ne parle plus de la cour. À l’égard des conversations que l’on tient durant le repas, tout s’y passe avec une décence qui s’étend bien loin : je ne sais même si les rigides partisans de la morale austère pourraient en soutenir toute la régularité. On ne parle jamais des absents ; on ne dit du mal de qui que ce soit ; la satire maligne en est exclue ; toute raillerie y est odieuse : on n’y souffrirait pas non plus la doucereuse ironie de nos prétendus sages, parce qu’ils sont presque toujours malignement zélés ; et pour tout dire en un mot, on n’y tolère rien de ce qui parait porter avec foi la plus légère empreinte du vice. Cette exacte régularité, bien loin de faire naître un triste sérieux, répand au contraire dans les cœurs et dans les esprits la volupté la plus pure ; on voit éclater sur leur visage le brillant coloris de la gaieté et de l’enjouement... »
Est-ce uniquement à cause de la conversation ? ... Souvenez-vous de cette remarque d’un exempt de police surprenant une tenue : « Il y avait là plusieurs gentilshommes dont certains m’ont paru avoir la tête échauffée de vin. » C’est peut-être cela qui leur donne « le brillant coloris de la gaieté et de l’enjouement » !
« ... et si les nuances en sont quelquefois un peu plus vives qu’à l’ordinaire, la décence n’y court jamais aucun risque, c’est la sagesse en belle humeur. Si pourtant il arrivait qu’un frère vînt à s’oublier, et que dans ses discours il eût la faiblesse de faire usage de ces expressions, que la corruption du siècle a cru déguiser honnêtement sous le nom de libertés, un signe formidable... »
« Formidable », au sens du XVIIe-XVIIIe siècle du mot, c’est un coup de bâton très vif !
« ... le rappellerait bientôt à son devoir, et il reviendrait à l’instant. Un frère peut bien prévariquer, parce qu’il est homme ; mais il a le courage de se corriger, parce qu’il est Franc-maçon. »
Il est intéressant de faire, ici, le portrait moral ou intellectuel des Maçons de l’époque. On est prudent : on ne parle ni de politique, ni de religion. Et quand il s’agit de prononcer le mot de « liberté », si l’on en parle imprudemment un signe « formidable » nous le rappelle immédiatement ! On pourrait y voir une espèce de concession à l’ordre public et, aussi, le désir d’une grande prudence de la part d’une classe sociale qui n’aime pas le désordre. C’est vrai et c’est faux. C’est vrai parce que l’on est dans une époque où il n’y a pas de liberté d’association, pas plus que de liberté de constituer une nouvelle religion. Donc, avec cette prudence, il y a la volonté de protéger l’institution qui n’est que tolérée par le gouvernement et on sait que, quelques années à peine plus tôt, Fleury – à l’occasion du fameux discours de Ramsay – avait fait savoir que le roi n’approuvait pas [...] ces assemblées et qu’elles devaient s’arrêter. Et pourtant rien ne s’était arrêté parce que, curieusement, dans un pays de monarchie absolue, l’Etat royal n’a, tout simplement, pas les moyens de faire respecter quatre-vingt-dix pour cent des décisions qu’il prend. Ainsi même quand les activités des loges ont été connues de façon publique, en dehors de deux ou trois descentes de police et d’une demi-douzaine de seconds couteaux embastillés pendant quelques jours, il ne s’est rien passé de très méchant. Tout simplement, parce que – et là encore, c’est une donnée de l’histoire générale – nous ne sommes pas au XXe siècle qui a vu tant de gouvernements et états autoritaires, tyranniques, despotiques, totalitaires qui contrôlent vingt-quatre heures sur vingt-quatre la vie, les propos, les faits et gestes des citoyens. Traumatisé par cette histoire tragique, nous avons parfois l’impression qu’il en était forcément ainsi avant l’avènement de la République. Bien entendu, non. La France de la fin du XVIIIe siècle est un pays où il fait plutôt bon vivre et l’autorité du monarque de droit divin est bien relative. Combien de fois le roi est amené en un siècle à prendre cinq fois la même Ordonnance sur un sujet quelconque, et au bout d’un siècle, ça n’est toujours pas appliqué. Il n’y a pas de préfet, il n’y a pas de corps administratif aussi redoutablement efficace... Les gouverneurs, en fait, possèdent leur charge ; ils en héritent ; ils ne dépendent pas du roi. Louis XIV essaie de mettre en place des intendants qu’il nomme – ils sont les précurseurs des préfets de nos jours. Mais, même ces intendants vont devoir, à l’image du roi, lutter localement et comme, généralement, ce ne sont pas des nobles mais des roturiers, ils ont beaucoup de mal à se faire entendre. Donc, on ne peut pas dire qu’un bourgeois parisien qui allait se rendre en loge en 1745 vivait dans la terreur et que la Guépéou fasse une descente dans sa loge et se retrouve au Goulag. On n’était pas du tout dans un pays qui fonctionnait comme cela. La crainte, la prudence, peut-être... On le lit entre les lignes, on nous décrit aussi une espèce de mentalité maçonnique qui se résume, par exemple, par cette phrase : « Un frère peut bien prévariquer parce qu’il est homme ; mais il a le courage de se corriger, parce qu’il est Franc-maçon. » Je pense à cette fameuse formule qui ne date pas de cette époque contenue dans les Instructions maçonniques : « Que venez-vous faire ici ? Soumettre ma volonté, vaincre mes passions et faire de nouveaux progrès dans la Franc-maçonnerie. » C’est-à-dire qu’il y a une espèce de stoïcisme pratique qui fait que l’on s’impose à soi-même un certain nombre de choses. On le voit, même si, tout à l’heure – c’est pour cela qu’il faut faire une lecture lente et attentive de ces textes – on a l’air de dire : « Ils sont réjouis, ils sont gais, ils aiment bien boire, ils aiment bien manger, ils aiment bien rire », on peut rapidement basculer dans une thèse simpliste – qui, d’ailleurs, est soutenue par certains – et qui consiste à dire : « Bien entendu, la Franc-maçonnerie, en particulier en France au début du XVIIIe siècle, est une société de réjouissances. » Donc, cela veut dire que c’est une société bachique avec une espèce de petit décorum. Peut-être que pour un certain nombre d’entre eux, c’était vrai. Qui pourrait dire aujourd’hui que pour 99,99 % des Francs-maçons, la Franc-maçonnerie est un ordre initiatique et traditionnel dont l’objectif est de nous permettre de réaliser l’identité de l’Atman et du Brahman ?... Un certain nombre d’entre nous et, ici plus qu’ailleurs, pensent, comme on l’aurait dit au XVIIIe siècle : « Monsieur, prenez bien garde, la Franc-maçonnerie est une chose plus sérieuse que vous ne le pensez. » Certes. Mais, il y a de nos jours une très grande diversité d’approches et de vécu de la Franc-maçonnerie. Il en était sans doute de même au XVIIIe siècle. Vous voyez quand même qu’en 1745 « qu’un homme peut prévariquer parce qu’il est un homme, mais il se corrige parce qu’il est Franc-maçon ». Cela veut dire qu’il y a une visée morale, une visée éthique – c’est la fameuse distinction de Lévinas : la morale est le code que l’on vous impose de l’extérieur et l’éthique ce sont les règles de vie, la discipline que vous vous imposez. La Franc-maçonnerie peut être une éthique de vie. Donc, la Franc-maçonnerie du XVIIIe siècle ne doit pas être jugée de façon rapide, comme étant, caricaturalement, une société bachique ou de plaisirs ; mais, il est certain que cette dimension existe.
Suivent quelques échanges.
Intervention d’un frère :
Tout à l’heure, vous avez dit une demi-heure de tenue et trois heures de banquet. Est-ce que l’on a des certitudes sur ce point-là ?
Réponse :
On a deux types d’éléments.
Le premier élément est un argument expérimental. Quand on a repris les cérémonies du XVIIIe siècle – on peut facilement remonter aux textes de 1744-5 – et que l’on fait une ouverture et une clôture de loge et une réception d’Apprentif-Compagnon – en sachant que dans les procès-verbaux, il n’y avait pas autre chose que cela – montre en main, ça prend moins d’une demi-heure : l’ouverture de la loge, ça prend quelques minutes, la clôture aussi et la cérémonie, ça demande un quart d’heure environ. Là, on nous dit que le candidat a été convoqué une heure avant. En revanche, le banquet se déroulait avec plusieurs services, avec trente ou quarante personnes. On ne sait pas si c’est une heure et demie, deux heures et demie ou trois heures... mais, c’est certainement plus qu’une demi-heure.
Un autre argument est statistique. On a plusieurs récits de descentes de police. Ils avaient eu connaissance par une mouche de police qu’une réunion allait avoir lieu dans un hôtel particulier chez un traiteur et les exempts de police se dissimulaient près de l’hôtel. Ils voyaient des carrosses qui arrivaient, des gens qui arrivaient ; il y en avait de plus en plus, puis, il y en avait de moins en moins ; il y en avait encore un peu moins ; tout le monde était pratiquement arrivé. Ils devaient encore attendre une demi-heure et ils font leur descente. Et, quand on regarde les procès-verbaux, trois fois sur quatre, ils tombent au milieu du banquet. C’est donc que la tenue ne représente que le quart du temps que l’on a passé : au bout d’une demi-heure, trois quart d’heure, ils en sont déjà au banquet. On peut soupçonner que c’est l’ordre de grandeur que ça pouvait avoir. On a aussi un document : ils n’ont pas fait de descente ; ils ont simplement regardé de l’extérieur. La convocation est pour sept heures et ils sortent à partir de minuit ou une heure du matin. Donc, ils sont restés quatre heures en place. Comme le rappelle un exempt de police, « non seulement il y avait quelques gentilshommes qui m’ont paru avoir la tête échauffée de vin », mais il dit, avec beaucoup de prudence, « il m’a semblé aussi apercevoir quelques personnes du sexe. »
La deuxième question concerne la décence.
Réponse :
La décence me paraît plus liée à la décence des propos. Quand on parle de la décence des propos, c’est moins pour éviter de dire des gauloiseries que pour contrôler ses propos, notamment quand – c’est le seul exemple qu’il donne – Pérau évoque la « corruption » des discours... on s’attend au pire : « la corruption » et de quoi parle-t-il ? De la « liberté » ! Ceci étant, la « présence du sexe » comme le dit l’exempt de police reste discutée. Est-ce que c’était les personnes du sexe qui se trouvaient là et dans les rues environnantes que l’on a invitées à partager les agapes – ça n’a rien d’invraisemblable compte-tenu du milieu, des mœurs du XVIIIe siècle ; rappelons qu’au début du XXe siècle dans la rue Puteau ou dans la rue Cadet à Paris, ce n’était guère différent et qu’il n’y avait pas que de jolies danseuses... Les maisons « accueillantes » de Paris avant 1940, dans la rue Puteau, était au nombre de trois et dans la rue Cadet, il y en avait quatre.
L’hypothèse qui doit être travaillée est qui est valable à partir de 1744-45 est de poser la question des loges d’adoption. Est-ce qu’il n’y a pas eu une loge d’adoption ? Car les loges d’adoption n’avaient aucune autonomie. C’était une réunion qui ne pouvait avoir lieu qu’en présence des frères, la loge d’adoption était souchée sur la Loge masculine. Et ça allait même très loin puisque tous les plateaux tenus par des sœurs étaient doublés par des frères. Une loge d’adoption n’est pas une loge féminine : c’est une loge où il y a des femmes, mais leur implication dans la loge d’adoption est à l’image du statut de la femme au XVIIIe siècle : elle est une mineure perpétuellement assistée, y compris quand elle veut faire de la Maçonnerie. Donc, il se peut que ce soit une chose parfaitement honorable, c’est-à-dire : de l’adoption.
Un frère :
Une précision quant à la longueur des banquets au XVIIIe et au XIXe siècles. Quand on lit ces menus, on voit une multiplicité de ces services... En fait, j’ai retrouvé dans les mémoires d’un cuisinier en 1886 la phrase suivante : « J’ai laissé passer un service afin de me réserver pour telle chose. » Autrement dit, ces fameux banquets que l’on nous présente ne sont pas des menus, ce sont des sortes de cartes qui sont systématiquement présentées, que l’on prend ou que l’on ne prend pas d’une façon extrêmement polie [...]. C’est ce qui explique la durée, puisqu’on présente tous les services, même si l’on en prend ou l’on n’en prend pas. Pendant que certains mangent, d’autres discutent. Et je crois que c’est comme cela qu’il faut interpréter cette longueur.
Réponse :
C’est vrai. Ceci étant, il y a une petite nuance à Paris en 1745. Ce que notre frère a dit est tout à fait vrai après le Premier Empire. Il y a eu, dans le service des banquets, – on est dans une grande maison bourgeoise – deux types de services que l’on appelle constamment, tout au long du XVIIIe siècle, le service à la française et, à partir de la fin du XVIIIe siècle, le service à la russe. Le service à la russe est celui qui vient d’être décrit : on présente les plats à chaque invité. Cela a fini par s’imposer car nombre de gastronomes qui ont fait fortune en France, au XIXe siècle, étaient des russes. Le service à la française – c’est spécifié dans un paragraphe dans les règles du banquet du Rectifié – est de déposer tous les plats sur la table dès le début du repas et les convives prennent ce qu’ils veulent, quand ils veulent. On arrive à peu près au même résultat parce que, dans les deux cas, il y a une grande multiplicité ; beaucoup plus que de nos jours. Mais, le service était fait – surtout chez les traiteurs – sans énormément de personnel : on mettait tous les plats sur la table et les gens s’enfermaient pour manger comme ils voulaient. D’autre part, on avait travaillé, il y a plus de vingt ans, sur un rituel manuscrit qui n’était pas daté – ce document était certainement antérieur à 1750 – dans lequel à un moment donné, et on le retrouve dans un texte imprimé de la même époque, on dit que « le repas se fera par picnic ». Cela nous avait donné l’occasion de rechercher l’origine de cette mode de « picnic » et, comme son nom l’indique, c’est un mot d’origine anglaise : « pick-nick ». C’est un mode de repas communautaire qui est importé d’Angleterre au XVIIIe siècle justement dans le cadre de ces relations sociales beaucoup plus détendues que jadis. Le principe est le suivant : plusieurs personnes se donnent rendez-vous pour aller déjeuner ou dîner ensemble et, au lieu de commander la totalité ou la plus grande partie du repas, chacun apporte un certain nombre de choses. Je ne pense pas que cela se faisait très souvent à Paris, parce que les aristocrates n’allaient pas arriver avec leur jambon, leur pâté ou leur rôti... mais, il n’est pas impossible que dans certaines loges bourgeoises ce se soit fait. Ce qui est vrai, c’est qu’il y a une grande abondance de plats et ça ne veut pas dire que l’on mange de tout. Ça veut dire que l’on passe beaucoup de temps à choisir et, surtout, le banquet est une occasion de parler.
Quand on nous dit que, dans les loges du XVIIIe siècle, on ne discute de rien, c’est vrai quand on regarde les procès-verbaux. Mais on sait qu’à partir du milieu du XVIIIe siècle, il y a un genre littéraire qui est le « discours maçonnique » - je n’ai pas dit « la planche » ; le terme n’existe pas. Le discours maçonnique est un genre oratoire : on fait un discours sur la beauté, sur la vertu, sur la fraternité... et ça ne donne pas vraiment lieu à un débat. Le Discours de Ramsay est le prototype du discours maçonnique. Ça s’appelle une harangue. Et une fois que c’est fait, on dit « nous remercions infiniment notre frère de nous avoir fait bénéficier de ses lumières. » Mais, lorsque l’on est au repas – nous n’avons aucun indice de ce que l’on faisait, de ce dont on parlait ou ne parlait pas – qui nous dit que tous ces gens qui venaient de passer un moment ensemble pour une cérémonie avec l’espèce de concentration que cela nécessite ne pouvaient pas parler d’autre chose ? Et pourquoi prendrait-on la peine, comme le fait l’abbé Pérau, de dire : « Et si les nuances en sont quelquefois un peu plus vives qu’à l’ordinaire » ? On a l’impression qu’il y a un risque très fort que la discussion soit moins banale que d’habitude. Donc, est-ce que l’on ne peut pas envisager une hypothèse, qu’au même titre qu’au XXe et au XXIe siècles, les Francs-maçons du XVIIIe siècle aient parlé de plein de choses, mais ils ne l’ont pas fait en tenue ; ne l’ont-ils pas fait pendant leurs agapes qui duraient très longtemps ? Ce n’est pas du tout impossible et cela expliquerait ces réticences, ces prudences, ces réserves : « Attention ! Pas un mot plus haut que l’autre ! » S’il s’agit simplement de boire ou de ripailler, on ne voit pas où est le danger. Or, là, le seul danger que l’on nous désigne, ce n’est pas de dire des grossièretés, c’est de parler de « liberté » inconsidérément. On a, ici, un indice documentaire que, dans les loges du XVIIIe siècle, on avait un certain nombre de discussions qui, potentiellement, pouvaient porter sur des sujets un tout petit peu brûlants, mais ça ne se faisait peut-être pas dans le cours de la tenue, et bien plutôt dans le cours de cette sociabilité maçonnique prolongée qu’est le banquet.
Thierry Boudignon :
Je voudrais faire une petite remarque sur le rapport du pouvoir et de la Franc-maçonnerie. On parle des opinions de Fleury et, à ma connaissance, il n’y a jamais eu de décision politique.
Roger Dachez:
Et cela est un grand acquis des recherches de Pierre Chevallier. Dans son dernier grand ouvrage de synthèse Le sceptre, la crosse et l’équerre, il écrit qu’ « il semble, aujourd’hui, tout à fait établi que jamais aucune décision officielle de l’État n’a interdit, ni limité la Franc- Maçonnerie au XVIIIe siècle. »
« Il est temps de satisfaire à présent la curiosité du lecteur, et de lui faire voir en détail l’intérieur des assemblées Franc-maçonnes. Comme je me servirai, dans tout ce que je vais dire, des termes de l’ordre, je crois qu’il est à propos de les expliquer ici, pour faciliter l’intelligence de tout ce que j’ai à dire. Franc-maçon (en Anglais Free Mason) signifie Maçon libre. C’était dans l’origine une société de personnes, qui étaient sensées se dévouer librement pour travailler un jour à la réédification du temple de Salomon. Je ne crois pas que ceux d’aujourd’hui conservent encore le dessein d’un projet qui paraît devoir être de longue haleine. Si cela était et que cette société se soutient jusqu’au rétablissement de ce fameux édifice, il y a apparence qu’elle durerait encore longtemps... »
us observerez que l’on ne nous parle pas des maçons opératifs. On nous dit que c’est une société de personnes libres qui ont conçu le projet de réédifier le temple de Salomon. C’est pour cela que ça s’appelle des Maçons libres. Ça pouvait très bien être des commanditaires, des entrepreneurs... mais, on ne parle pas de maçons opératifs. Ça n’intéresse personne à Paris et ça n’intéresse personne en Europe.
« Au reste, tout ce goût de maçonnerie est purement allégorique : il s’agit de former le cœur, de régler l’esprit, et de ne rien faire qui ne cadre avec le bon ordre ; voilà ce qui est désigné par les principaux attributs des Francs-Maçons, qui sont l’équerre et le compas. Il n’y avait autrefois qu’un seul grand-maître, qui était Anglais : aujourd’hui les différents pays dans lesquels il y a des Francs-Maçons ont chacun le leur. On appelle celui qui est revêtu de cette dignité, le Très Vénérable. »
Il y a un glissement de sens des termes « Grand Maître » à ceux de « Vénérable Maître » de chaque loge. Pendant très longtemps, au XVIIIe siècle, en France, quand on parle du Vénérable, on parle du Grand Maître de la loge ; mais il s’agit bien du Vénérable. Le « Maître de la loge », c’était sans doute la première dénomination du Grand Maître, on le qualifie de « Très Vénérable » et non pas de « Vénérable » tout court. Ce qui est très exactement la traduction de l’anglais « Most Worshipful », c’est-à-dire « Très digne d’un culte » - « worship », c’est le « culte » ; « Très digne d’une vénération » - « Très Vénérable ». Et c’est pour cela que dans le Rite Français Traditionnel, on a repris l’appellation « Très Vénérable ».
« C’est lui qui délivre aux maîtres qui président aux assemblées particulières, les lettres patentes qu’on appelle constitutions. »
On parle du Grand Maître. Celui-ci va s’appeler, en Angleterre « Most Worshipful Grand Master », mais, très rapidement, on verra, en France, apparaître une expression qui n’existe pas en Angleterre et qui est le « Sérénissime Grand Maître ». Tout au long du XVIIIe siècle, on va appeler le Grand Maître « Sérénissime Grand Maître ». Ce n’est pas du tout la traduction de « Worshipful » et l’expression « Sérénissime » traduite en anglais n’existe pas pour qualifier les offices maçonniques. C’est une spécificité française. C’est une sorte de hasard qui a fait que le Grand Maître, en France, a été appelé « Sérénissime ». Pourquoi ? Parce que le premier Grand Maître français emblématique – ce n’est pas le duc d’Antin qui était tout jeune ; il a passé cinq ans ; on ne sait même pas ce qu’il a fait – c’est Louis de Clermont qui a été Grand Maître en 1743 jusqu’en 1771. Or, Louis de Clermont est prince du sang. En France, un prince du sang a droit au rang, titre et appellation d’ « Altesse Sérénissime ». Donc, on va prendre l’habitude de dire « Son Altesse Sérénissime le Grand Maître et, ensuite, « Le Sérénissime Grand Maître ». Louis de Clermont a été remplacé par le duc de Chartres, premier prince du sang, qui, lui aussi est une « Altesse Sérénissime ». Donc, il va s’appeler aussi « Sérénissime Grand Maître » jusqu’à la Révolution. Quand on va rétablir la Grande Maîtrise sous le Premier Empire, ce sera un frère de Napoléon et le véritable Grand Maître Exécutif, Cambacérès, Archichancelier de l’Empire, qui est, dans la noblesse et la titulature de l’Empire, « Altesse Sérénissime ». C’est-à- dire que pendant un siècle ou presque – jusqu’à la chute de l’Empire et même encore un peu après – il se trouve que tous les Grands Maîtres, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la Maçonnerie avaient droit à l’appellation de « Altesse Sérénissime ». C’est comme cela que l’on a fini par oublier que cet accolement de « Sérénissime » a été « accidentel » et dû à des questions de titulature de la noblesse française. Et donc, le Grand Maître du Grand Orient s’est appelé « Sérénissime Grand Maître ». Et alors, quand on a créé la Grande Loge de France à la fin du XIXe siècle, le Grand Maître a regardé le Grand Maître du Grand Orient et a dit : « Il est Sérénissime », je suis « Sérénissime » ! En 1985 – j’étais encore à la Grande Loge de France – il y a eu une décision par laquelle le Grand Maître de la Grande Loge de France de « Sérénissime » est devenu « Très Respectable ». Je me suis dit : « Tiens, ils ont vu cela... » Pas du tout, la motivation officielle de la Grande Loge de France a été de dire que « Très Respectable », c’était plus modeste que « Sérénissime » !
« Ces présidents particuliers sont appelés simplement Vénérables. »
Il y a une note de bas de page :
« Il faut observer que lorsque ces vénérables sont en fonction, dans leur propre loge, on les appelle Très Vénérables. »
On voit apparaître des usages de dénomination : « Très Vénérable », c’est le fait d’être Vénérable dans sa loge. Je suppose que lorsque l’on n’est plus « Très Vénérable », on reçoit seulement l’appellation « Vénérable ». Cela rappelle un principe fondamental des loges anglaises : dans une loge, il ne peut pas y avoir deux personnes qui portent l’équerre. Et quand vous êtes Vénérable et que vous allez dans une autre loge, vous ne portez pas votre collier de Vénérable. Il n’y a que le Vénérable qui peut porter son collier de Vénérable. Par contre, une fois que vous avez terminé votre année, vous portez jusqu’à la fin de vos jours, en tous temps et en toutes circonstances, votre collier de Passé Maître. Ce collier n’a été introduit que tardivement, aux environs de l’Union de 1813.
Un frère :
Ils portent le titre de « Très Vénérable » quand il est dans sa loge. Je me demande s’il n’y aurait pas un lien avec certains usages monastiques qui font qu’un Père, un Bénédictin est « Très Révérend » à partir du moment où il est ordonné prêtre ; mais s’il est abbé de son monastère, là, il change de titre : il devient « Révérendissime ». Donc, à partir du moment où il ne serait plus abbé du monastère, il perd l’étiquette.
Roger Dachez :
C’est le genre de rapprochement que l’on a intérêt à faire parce qu’il permet de comprendre dans quelle atmosphère culturelle vit la Maçonnerie... Il ne faut pas commettre cette erreur qui est si souvent commise par beaucoup de gens : détacher la Franc-maçonnerie du monde réel et de penser que les Francs-Maçons viennent de Mars ou de la Lune et qu’ils ont des usages qui n’ont rien à voir avec le monde extérieur. En fait, l’histoire démontre exactement le contraire : on importe, dans la Maçonnerie, des usages empruntés à la sociabilité en général sauf qu’ils sont adaptés, fixés... Donc, on peut très bien imaginer que ce soit une des clés d’explication de cette petite variation d’appellation.
« Les assemblées maçonnes s’appellent communément loges. Ainsi, lorsqu’on veut annoncer une assemblée pour tel jour, on dit : il y aura loge tel jour. Les vénérables peuvent tenir loge quand ils jugeront à propos. Il n’y a d’assemblées fixes que tous les premiers dimanches de chaque mois. »
Il a deux choses à dire. La loge est une assemblée de frères ; donc, la loge est avant tout une personne morale. C’est vrai qu’il y a une origine opérative qui désigne un lieu particulier, mais, comme vous le savez – ça a commencé au début des années 1750 et ça va se répandre très lentement – les loges (ou personne morale) n’ont pas de local fixe. Le premier local propre est construit à Marseille. Mais, jusque-là, il n’y avait pas de local maçonnique et il faudra attendre la fin du XVIIIe siècle pour que, par exemple, le Grand Orient de France achète un hôtel à Paris. En province, à partir des années 1760-70, de plus en plus les frères – parce qu’ils sont plus nombreux – donc avec plus de moyens – achètent des petites maisons. Généralement, ils louent, ils prennent un bail. Donc, on ne peut pas parler d’une loge comme d’un local uniquement maçonnique. C’est généralement une arrière salle chez un traiteur. Donc, la première dénomination de la « loge » concerne l’assemblée des frères, la personne morale.
Les assemblées fixes des premiers dimanches, j’allais dire c’est un apax. Je ne le vois pas mentionné ailleurs et l’examen des procès-verbaux ne démontre pas, à l’évidence, qu’il y a toujours des loges les premiers dimanches de chaque mois. On verra des loges se réunir plus souvent le dimanche matin à partir de la fin du XIXe siècle pour s’assurer que, sous la pression indigne de leur épouse, un frère n’irait pas à la messe, par exemple... Effectivement, des loges qui se réunissent le dimanche matin, c’est devenu un grand classique à la fin du XIXe siècle parce que, quand on était en loge, on ne pouvait pas être à la messe. Il y avait une espèce de contre-modèle maçonnique, laïque et républicain : le dimanche matin, on est en loge au lieu d’aller chez les curés ! Par contre, au XVIIIe siècle, ça me paraît être un peu plus difficile. Par exemple dans le Règlement de la loge du comte de Clermont, vers 1755, il est spécifié qu’à certaines dates, les frères de la loge iront en délégation assister à la messe un dimanche ; mais, il n’est pas spécifié que ce soit spécifiquement le premier dimanche. Donc, je ne sais pas la valeur et la signification de cette indication de l’abbé Pérau.
« Quoique toutes les assemblées des Francs-Maçons soient appelées loges, ce nom est cependant plus particulièrement attribué à celles qui ont un vénérable nommé par le grand maître. Ces loges sont aujourd’hui à Paris au nombre de vingt-deux. On les désigne par les noms de ceux qui y président ; ainsi l’on dit : j’ai été reçu dans la loge de monsieur N. »
C’est une particularité parisienne qui va rester, très majoritairement parisienne, mais qui ne sera pas que parisienne. Jusqu’à la formation du Grand Orient de France, à Paris, les Vénérables sont propriétaires de leur patente. La fonction de Vénérable n’est pas élective ; c’est une charge que l’on achète à la Grande Loge. On reçoit en échange une patente signée par le Grand Maître. On a fait une demande de patente de constitution à la Grande Loge et le Grand Maître a répondu favorablement. C’est la raison pour laquelle on dit : « C’est la loge de monsieur untel. » parce que c’est sa loge à lui et il en est Vénérable à vie. Il y aura à Paris quelques loges qui auront des Vénérables qui vont se succéder, mais très peu. Par contre, en province, le principe de la rotation va être beaucoup plus fréquemment utilisé. Ce sera, d’ailleurs, une des oppositions entre les Vénérables de province et les Vénérables de Paris. Et quand le Grand Orient de France a été constitué, entre 1771 et 1773, dans la Constitution du Grand Orient de France, il y a un principe qui est introduit : « Désormais, les Vénérables seront amovibles » - c’est le contraire d’inamovible. Ça ne gênait pas les frères de province parce que leurs Vénérables étaient amovibles depuis longtemps. En revanche, les frères de Paris qui étaient Vénérables n’avaient pas du tout envie d’être amovibles. Ils avaient payé leur patente. C’est une des raisons de la fameuse scission entre le Grand Orient de France et la Grand Loge de Clermont qui, en 1773, refuse de rejoindre le dit Grand Orient de France – et elle finira par le rejoindre, parce qu’elle est moribonde en 1799... Aujourd’hui, une histoire reconstruite, révisionniste imagine qu’il y a un rapport entre cette Grande Loge de France et celle d’aujourd’hui. Ils disent qu’elle maintient bien haut l’étendard de la vraie Maçonnerie traditionnelle écossaise... Mais, quand on regarde l’histoire, dans la Grande Loge de Clermont on voulait surtout être Vénérable à vie. Et, d’ailleurs, le Grand Orient va, finalement, en convaincre un certain nombre parce qu’il va prendre une mesure transitoire : pour les Vénérables qui sont en poste au moment où la constitution du Grand Orient de France est promulguée, ils auront le droit de le rester pour neuf ans et, ensuite, ils auront le droit, jusqu’à la fin de leurs jours, à la qualification de Vénérable Maître ad vitam.
Ça a été l’un des grands points de friction entre les Vénérables de Paris et les Vénérables de province, les Vénérables de Paris ne voulant pas abandonner leur privilège. Ça veut dire aussi que ce sont eux qui percevaient les droits d’initiation parce que quand on paie une charge on en récupère les revenus.
« Comme les particuliers Francs-Maçons peuvent s’assembler quand ils veulent, ils nomment entre eux un vénérable à la pluralité des voix, lorsque celui qui est nommé par le grand maître ne s’y trouve pas. »
On peut être amené à élire en loge un Vénérable Maître, mais seulement quand le Vénérable qui possède la loge ne s’y trouve pas. À ce moment-là, il y a une élection pro tempore.
« Si cependant il s’y trouvait un des deux grands officiers, qui sont ordinairement attachés à celui qui d’office est vénérable, on lui déférerait la présidence. »
Il y a une note de bas de page :
« Ces officiers ne remplacent le vénérable que lorsqu’il a paru à l’assemblée, et que, pour affaire ou autrement, il est obligé de sortir ; car s’il n’a point paru, on en élit un parmi les maîtres, à la pluralité des voix. »
Ce sont des usages qui n’ont plus de sens aujourd’hui et qui ont complètement disparus. A Paris, c’est le siège du Parlement (de l’Ancien régime), c’est le siège des grandes cours souveraines ; c’est normal que la population des loges qui est en grande partie empruntée au personnel parlementaire ait pris l’habitude de considérer que la charge de Vénérable, c’est exactement comme une charge au Parlement – néanmoins, dans certaines circonstances, il peut y avoir élection, et cette élection est un peu supérieure à une nomination. C’est à rapprocher de ce dont on parlait tout à l’heure : on a le droit de parler de liberté que modérément. Cette façon d’envisager les choses décrit une espèce d’attitude maçonnique qui semble avoir été relativement répandue au XVIIIe siècle.
Question :
Pourquoi la liberté est-elle suspicion ?
Roger Dachez :
Parce que la liberté, c’est remettre en cause l’édifice social. A cette époque il n’y a pas de liberté d’association, il n’y a pas de liberté d’opinion, il n’y a pas de liberté d’expression. Mais, encore une fois, l’Ancien Régime ce n’est pas le Goulag. Ceci étant, on n’a pas le droit d’exprimer une opinion en matière de politique et de religion sauf à courir le risque d’être embastillé sans autre forme de procès. Cependant il y avait eu d’authentiques sociétés pseudo-littéraires à peu près à la même époque, dans les salons parisiens, où il y avait des « esprits forts » qui discutaient des sublimes vérités de la politique et de la religion. Peut-être y avait-il une volonté de se prémunir en raison de débordements qui avaient été observés. On est à une époque où on ne publie pas un livre sans être passé par le Censeur royal.
Question :
Par rapport à la dénomination de « Vénérable » et de « Très Vénérable » [...]
Roger :
On a appelé le « Vénérable » « Worshipful Master » qui se traduit « Vénérable Maître ». En France il a existé à cette époque, l’expression « Très Vénérable ». Cela fait partie des petits clins d’œil du Rite Français Traditionnel ; on a maintenu cette appellation parce que c’est la plus ancienne utilisée en France. Après – on le voit dans le Rectifié – on s’est mis à appeler le Vénérable « Vénérable Maître », comme on l’appelle en Angleterre « Worshipful Master ».
On s’arrête à la page 38.
Synthèse proposée par le Secrétaire
Rappel de la présentation générale.
Chronologiquement les divulgations ont d’abord eu lieu en Angleterre, dans les années 1720 et jusqu’en 1730, puis en France de 1744 à 1751 et de nouveau en Angleterre à partir de 1760. Autant dire que le silence documentaire anglais de 1730 à 1760 est heureusement comblé par les documents français. L'intérêt de ces derniers documents est double. Au contraire des documents anglais qui ne révèlent –si l’on ose dire- que des rituels maçonniques – si l’on excepte La Maçonnerie Disséquée de Prichard (1730) où il y a une introduction évoquant la Franc-maçonnerie - les divulgations françaises contiennent, outre des indications rituelles, un discours sur la Maçonnerie. De plus, il existe des sources complémentaires telles correspondances, journaux et rapports de police qui permettent de répondre à cette question : ces divulgations révèlent-elles vraiment les pratiques maçonniques de ce temps ? Si la question peut se poser pour la divulgation de Samuel Prichard pour laquelle on peut se demander si elle révèle les usages d’un troisième grade où si elle les a conditionnés, en revanche il semble bien que les informations sur la Maçonnerie française de cette époque se recoupent avec une grande vraisemblance.
La suite de la lecture du texte nous fait aborder 3 thèmes principaux :
1. La place et le rôle du banquet maçonnique. Il semble bien que le banquet ait pris beaucoup de temps dans les réunions, c’est du moins ce qu’on peut en déduire de la brièveté des rituels et des rapports de police. Cependant, l’abbé Pérault insiste sur la notion d’égalité. Si cela est plus évident en Angleterre, c’est remarquable dans la France de cette époque où les barrières sociales (les 3 ordres) sont difficilement franchissables. La Maçonnerie devient ainsi un des rares lieux où s’exprime cette égalité et où se forge une sociabilité nouvelle.
2. L’abbé Pérault insiste ensuite sur le programme moral du Maçon. D’ailleurs plus que d’une morale (règles imposées de l’extérieur), il s’agit d’une éthique (règles que l’on s’impose volontairement) maçonnique qui est de s’améliorer constamment.
3. L’auteur donne ensuite quelques aperçus sur la Maçonnerie :
- on notera d’abord qu’il n’y a aucune allusion opérative.
- l’expression « Très Vénérable » vient directement de l’anglais « Most Worshipful » et désigne précisément le Maître de la Loge (en exercice). C’est l’occasion de rappeler que les titres maçonniques sont bien sûr inspirés de l’Angleterre mais aussi des pratiques sociales de l’époque. L’exemple du titre de « Sérénissime » encore attribuée aujourd’hui au Grand Maître du Grand Orient de France vient non d’une origine maçonnique mais du fait que les premiers grands Maîtres français étaient princes du sang et avaient droit au titre de « Altesse Sérénissime ». Quant au Maître de Loge, son rôle en France était encore renforcé à Paris du fait que nombre d’entre eux se prétendaient propriétaire de la patente de leur loge (à l’image des charges de l’Ancien régime) et se voulaient « inamovibles ». On en sentira encore les conséquences lors de la fondation du Grand Orient de France (1771-1773) généralisant le principe de l’élection du Maître de Loge. Certains maître « inamovibles » refuseront cette réforme et créeront la Grande Loge de Clermont.
- des considérations sur la Loge que l’auteur distingue bien du local où elle se tient. La Loge est formée par les frères.